LE PATRONYME
Si vous vous figurez qu’il est difficile de se procurer du cyanure de potassium, vous avez intérêt à tourner sept fois votre langue dans votre bouche. J’en avais une bouteille d’un demi-litre à la main. Une bouteille de verre foncé ornée d’une jolie petite étiquette bien proprette portant la mention Cyanure de Potassium C.P. (initiales qui, m’apprit-on, signifient « chimiquement pur ») et agrémentée d’une tête de mort et de deux tibias entrecroisés.
Le propriétaire de ladite bouteille me regardait en clignant des yeux tout en polissant ses lunettes. C’était le professeur Helmuth Rodney, maître de conférences à l’université de Carmody. Un individu de taille moyenne, trapu, au menton onctueux, aux lèvres charnues, à la bedaine pléthorique, surmonté d’un toupet de cheveux châtains et qui semblait parfaitement indifférent au fait que j’avais en main une quantité de poison suffisante pour exterminer un régiment.
— Dois-je comprendre que ce flacon se trouvait tout bêtement sur votre étagère, professeur ? lui demandai-je.
— Oui, inspecteur, me répondit-il sur le ton posé qu’il employait probablement lorsqu’il faisait son cours. Toujours. Avec tous les autres produits classés par ordre alphabétique.
Je balayai la pièce du regard. Les murs disparaissaient derrière les rayonnages sur lesquels s’alignaient d’innombrables bouteilles, grandes et petites.
— Mais ce produit-ci est un poison dangereux, lui fis-je observer.
— C’est le cas d’un grand nombre d’autres produits, répliqua-t-il avec sérénité.
— Notez-vous ceux que vous avez en stock ?
— En principe, oui.
Il se gratta le menton. « Je savais que cette bouteille était là.
— Mais supposons que quelqu’un entre et en prélève la valeur d’une cuiller à café. Le remarqueriez-vous ? »
Il eut un geste de dénégation. « Absolument impossible.
— Bien… Qui peut s’introduire dans votre laboratoire ? Est-il fermé à clé ?
— Je ferme le soir en partant… quand je n’oublie pas. Pendant la journée, la porte reste ouverte. Je vais et je viens.
— En d’autres termes, professeur, n’importe qui peut entrer, même un passant, et ressortir avec du cyanure sans que personne le sache ?
— En effet, je le crains.
— Dites-moi une chose, professeur… Pourquoi conservez-vous une telle quantité de cyanure ici ? Pour tuer les rats ?
— Dieu du Ciel, non ! » Cette suggestion lui semblait à l’évidence passablement révoltante. « On se sert parfois de cyanure pour obtenir des états intermédiaires dans certaines réactions organiques, pour créer un milieu favorable, pour catalyser…
— Je vois, je vois… Dans quels autres laboratoires y a-t-il également du cyanure ?
— Dans presque tous, répondit-il du tac au tac. Même dans les labos à la disposition des étudiants. Après tout, c’est un produit chimique banal qu’on utilise quotidiennement pour réaliser des synthèses. Il a des applications de routine.
— Ce qui s’est passé aujourd’hui ne me semble pas mériter d’être qualifié d’application de routine.
— Évidemment », soupira-t-il. Et, songeur, il ajouta : « On les appelait les Jumelles de la bibliothèque. »
Je hochai la tête. La raison de ce sobriquet m’apparaissait clairement. Les deux jeunes bibliothécaires se ressemblaient énormément.
Pas quand on les examinait de près, bien sûr. L’une avait un petit menton pointu et un visage poupin, l’autre la mâchoire carrée et un long nez. Pourtant, toutes deux se tenaient penchées au-dessus de leur table et toutes deux avaient des cheveux couleur de miel partagés par une raie au milieu et qui avaient un pli identique. Si l’on jetait sur elles un un d’œil rapide, on avait toutes les chances de remarquer au premier abord une paire d’yeux assez écartés qui avaient la même teinte de bleu. Si on les voyait debout à une certaine distance, on se disait qu’elles avaient la même taille et qu’elles portaient vraisemblablement le même modèle de soutien-gorge pigeonnant de la même pointure. Toutes deux avaient la taille bien prise et des jambes faites au moule. Aujourd’hui, elles s’étaient habillées de la même façon. Toutes deux étaient en bleu.
Mais, à présent, on ne risquait plus de commettre d’erreur sur leur identité respective. Celle qui avait le petit menton et le visage poupin était bourrée de cyanure. Elle était tout ce qu’il y a de plus morte.
Cette ressemblance avait été la première chose qui m’avait frappé quand j’étais arrivé en compagnie d’Ed Hathaway, mon adjoint. L’une des deux était affalée dans un fauteuil, morte, un bras pendant, une tasse brisée à ses pieds tel le point d’un point d’interrogation. Elle s’appelait Louella-Marie Busch. Il y avait une autre jeune fille, le portrait craché de la première, à croire que c’était son double ressuscité, pâle et tremblante, le regard fixé droit devant elle. Elle semblait ne pas se rendre compte des allées et venues des policiers qui faisaient les constatations d’usage. Elle répondait au nom de Susan Morey.
— Elles sont parentes ? demandai-je. Ce fut ma première question.
Non, elles n’étaient pas parentes. Pas même cousines au second degré.
J’examinai la bibliothèque. Des rayonnages supportant des rangées de livres à la reliure identique, d’autres rayonnages avec des livres différemment reliés, des collections de revues scientifiques. Dans une autre pièce étaient entassés ce que j’appris plus tard être des manuels, des monographies et des ouvrages anciens. Au fond, dans une niche spéciale, s’empilaient des périodiques scientifiques récents à la couverture morose et à la typographie soignée. D’un mur à l’autre s’étiraient de longues tables devant lesquelles une centaine de personnes auraient pu prendre place si la salle avait été pleine. Ce n’était, heureusement, pas le cas.
Susan Morey nous fit sa déclaration d’une voix monocorde et dépourvue d’émotion. Mrs Nettler, la bibliothécaire en chef, avait pris son après-midi et avait confié la responsabilité de la bibliothèque aux deux jeunes filles. Apparemment, la chose n’était pas inhabituelle.
À quatorze heures – à cinq minutes près –, Louella-Marie était entrée dans la petite pièce qui se trouvait derrière le bureau et où, outre les livres récents qui attendaient d’être mis au catalogue, les piles de revues qui attendaient le relieur, les ouvrages réservés qui attendaient ceux qui les avaient retenus, il y avait un petit réchaud, une petite bouilloire et tout ce qu’il fallait pour faire un petit thé faiblard.
La pause thé de quatorze heures, elle non plus, n’était apparemment pas inhabituelle.
— Louella-Marie faisait-elle le thé tous les jours ? Susan me décocha un regard azuréen autant qu’inexpressif. « Parfois, Mrs Nettler le fait mais c’était généralement Lou… Louella-Marie qui le préparait. »
Quand le thé avait été prêt, Louella-Marie avait annoncé la nouvelle à sa collègue et, quelques instants plus tard, toutes les deux s’étaient retirées dans la petite pièce.
— Toutes les deux ? m’exclamai-je. Qui s’occupait de la bibliothèque ?
Susan haussa les épaules comme s’il s’agissait là d’une question mineure indigne d’éveiller la curiosité et me répondit :
— La porte était ouverte et on voyait ce qui se passait. Si quelqu’un était entré, l’une d’entre nous s’en serait occupée.
— Et quelqu’un est-il entré ?
— Non. C’est l’intersession. Nous avons peu de clients.
Par intersession, elle voulait dire que le trimestre de printemps était terminé et que le trimestre d’été n’avait pas encore commencé. J’appris des tas de choses sur la vie universitaire, ce jour-là.
Le reste de la déclaration de Susan Morey peut tenir dans un mouchoir de poche. Les infusettes étaient déjà sorties des tasses d’où s’élevait une légère vapeur et le breuvage était sucré.
Je l’interrompis :
— Vous prenez du sucre toutes les deux ?
— Oui. Mais ma tasse n’était pas sucrée.
— Tiens ?
— Pourtant, Louella-Marie n’avait jamais oublié. Elle sait que je prends du sucre. J’ai avalé une ou deux gorgées et je me préparais à y mettre un morceau de sucre et à lui faire l’observation quand-Quand Louella-Marie avait poussé un cri étranglé, un drôle de petit cri, et lâché sa tasse. Une minute plus tard, elle avait cessé de vivre.
Alors, Susan s’était répandue en hurlements et, finalement, nous étions arrivés.
Le travail de routine se passa en douceur. On prit des photos, on releva les empreintes digitales, on nota l’identité et l’adresse de toutes les personnes qui se trouvaient dans le bâtiment et qui furent priées de regagner leur domicile. La mort était de toute évidence due à l’absorption de cyanure et le coupable était le sucrier. On préleva des échantillons pour les analyses officielles.
Il y avait six personnes dans la bibliothèque à l’heure du meurtre. Cinq d’entre elles étaient des étudiants qui paraissaient effrayés, affolés ou nauséeux – cela dépendait, je suppose, du caractère de chacun. La sixième était un homme entre deux âges, un étranger à l’accent allemand qui n’avait aucun lien avec l’université. Il avait, lui, l’air tout à la fois effrayé, affolé et nauséeux.
L’ami Hathaway fit sortir tout ce monde-là. Son idée était de réunir les six individus au foyer des étudiants où ils marineraient jusqu’à ce que nous ayons le temps de les cuisiner chacun en détail.
L’un des étudiants quitta le groupe et passa devant moi sans daigner m’adresser un regard. Susan se précipita à sa rencontre et s’accrocha à lui en murmurant : « Pete ! Pete ! »
Pete était bâti comme un joueur de rugby à ceci près que, à en juger par son profil, il ne s’était jamais approché à moins d’un kilomètre d’un stade. Il ne m’emballait pas, ce garçon, mais il faut dire que je suis facilement jaloux.
Il ne regardait pas la jeune fille. Son visage se défaisait comme une étoffe qui s’effrange et une grimace horrifiée diluait sa joliesse.
— Comment Lolly a-t-elle…
Il parlait d’une voix rauque et étranglée.
— Je ne sais pas, haleta Susan. Je ne sais pas. Elle cherchait à rencontrer le regard de Pete mais celui-ci la repoussa. Ses yeux fixaient un point situé à l’infini. Hathaway le prit par le coude et il se laissa entraîner passivement.
— C’est votre copain ?
Susan détacha ses yeux de l’étudiant qui s’éloignait.
— Comment ?
— C’est votre copain ? répétai-je.
Elle se plongea dans la contemplation de ses mains qu’elle tordait convulsivement. « Nous sortons parfois ensemble.
— C’est sérieux ?
— Très sérieux, fit-elle dans un souffle.
— Connaissait-il aussi votre collègue ? Il l’a appelée Lolly. »
Elle haussa les épaules. « C’est-à-dire que…
— Je vais formuler ma question autrement. Est-ce qu’il la sortait ?
— Quelquefois.
— Et… c’était sérieux ?
— Que voulez-vous que j’en sache ? répliqua-t-elle d’une voix sèche.
— Allons, allons… Était-elle jalouse de vous ?
— Où voulez-vous en venir ?
— Quelqu’un a mis du cyanure dans le sucre et a flanqué ce mélange dans une seule des deux tasses. Admettons que Louella-Marie ait été jalouse au point de vouloir vous empoisonner afin d’avoir le champ libre en ce qui concerne le dénommé Pete. Et supposons qu’elle ait commis une erreur et se soit trompée de tasse ?
— C’est absurde ! Jamais Louella-Marie n’aurait fait une chose pareille. »
Mais ses lèvres étaient pincées, ses yeux étincelaient. Quand j’entends vibrer la haine dans la voix de quelqu’un, je sais où j’en suis.
Le professeur Rodney entra. C’était lui qui m’avait accueilli quand j’étais arrivé et je n’éprouvais pas à son égard de sentiments particulièrement chaleureux. Il avait commencé par me faire savoir qu’il était le plus ancien des membres de la faculté présents et que la responsabilité de la maison lui incombait.
— Maintenant, le responsable, c’est moi, professeur, lui répondis-je.
— Pour ce qui est de l’enquête, peut-être. Mais je dois rendre des comptes au doyen et j’ai l’intention d’assumer pleinement mes responsabilités.
Bien qu’il ne ressemblât en rien à un aristocrate, on aurait plutôt dit un boutiquier – est-ce que vous me suivez bien ? –, il se débrouillait pour me regarder comme s’il y avait un microscope entre nous deux, lui-même étant du bon côté de l’oculaire.
— Mrs Nettler est dans mon bureau, m’annonça-t-il. Elle a appris ce qui s’est passé en écoutant les informations et est venue aussitôt. Elle est très agitée. Désirez-vous la voir ?
La question sonnait comme un ordre.
— Faites-la entrer, professeur.
Je fis de mon mieux pour que ma réponse eût l’air d’une permission que je lui accordais.
Mrs Nettler était le type même de la vieille dame qui se demande avec inquiétude quelle attitude il convient d’adopter. Elle ne savait pas trop si elle devait être horrifiée ou fascinée par cette mort à laquelle, somme toute, elle avait échappé de justesse. Ce fut l’horreur qui triompha quand elle vit le reste du thé. Naturellement, le corps avait été enlevé.
Elle s’effondra dans un fauteuil et se mit à larmoyer. « J’ai bu mon thé ici. C’aurait pu être moi…
— Quand l’avez-vous pris, Mrs Nettler ? » demandai-je avec tout le calme dont j’étais capable et sur le ton le plus apaisant possible.
Elle se tortilla sur son siège et leva les yeux. « Ah… À une heure, je crois bien. J’en ai offert une tasse au professeur Rodney, je m’en souviens. Il était à peine plus d’une heure, n’est-ce pas, professeur ? »
Une ombre passa sur le visage grassouillet de Rodney.
— Je suis passé un instant après le déjeuner pour chercher une référence, m’expliqua-t-il. Effectivement, Mrs Nettler m’a proposé une tasse de thé. Mais j’étais trop bousculé pour l’accepter. Et je n’ai pas noté l’heure exacte.
Je poussai un grognement et me tournai vers la vieille. « Prenez-vous du sucre avec le thé, Mrs Nettler ?
— Oui, monsieur.
— En avez-vous pris aujourd’hui ? »
Elle fit signe que oui et se remit à pleurnicher. J’attendis quelques instants, puis : « Avez-vous remarqué l’état du sucrier ?
— Il était… il était… » La question la surprit tellement qu’elle bondit sur ses pieds. « Il était vide. Je l’ai rempli moi-même. J’ai été chercher le paquet de sucre cristallisé et je me rappelle avoir pensé que chaque fois que je prenais du thé, il n’y avait plus de sucre et que ces demoiselles devraient… »
Peut-être était-ce parce qu’elle avait employé le pluriel : elle éclata à nouveau en sanglots.
Je fis signe à Hathaway de la faire sortir.
De toute évidence, entre treize heures et quatorze heures quelqu’un avait vidé le sucrier puis y avait ajouté un peu de… comment dirai-je ?… de sucre fantaisie.
Je ne sais si l’apparition de Mrs Nettler avait rendu à Susan le sens de ses responsabilités. Toujours est-il que lorsque Hathaway revint et sortit un cigare – il avait déjà gratté l’allumette –, elle lui dit : « Il est interdit de fumer dans la bibliothèque, monsieur. »
La stupéfaction d’Hathaway fut telle qu’il souffla son allumette et rangea le cigare dans sa poche.
Ensuite, la jeune fille se dirigea d’un pas vif vers un gros livre posé, ouvert, sur l’une des tables.
Hathaway la devança. « Que voulez-vous faire, mademoiselle ? »
Elle le dévisagea avec ahurissement. « Remettre ce volume en rayon.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que c’est que ce bouquin ? » Il se pencha sur la page. Je le rejoignis et regardai par-dessus son épaule.
Le livre en question était en allemand. Je ne connais pas cette langue mais quand je vois quelque chose d’écrit en allemand, je sais que c’est de l’allemand. Le texte était en petits caractères et il y avait des figures géométriques avec, par-ci par-là, des lettres qui se baladaient. Je reconnus des formules chimiques. Ça aussi, je suis capable de l’identifier.
J’examinai le titre : « Beilstein – Organische Chemie – Band VI – System Nummer 499 – 608. » Le livre était ouvert à la page 233. Les premiers mots, histoire de vous donner une idée, étaient les suivants : 4-chlor-4-brom-nitrodiphenyläther-C12H7O3NClBr.
Hathaway s’empressa de copier tout cela.
Le professeur Rodney s’était approché, lui aussi, de sorte que nous étions tous les quatre devant la table. D’une voix froide, comme s’il était sur une estrade une règle dans la main gauche, une craie dans la main droite, il dit : « C’est un tome du Beilstein. (Il prononçait Bilechtaïne.) Il s’agit d’une sorte d’encyclopédie des composés organiques. Des centaines de milliers de corps y sont catalogués.
— Là-dedans ? demanda Hathaway.
— L’œuvre intégrale comporte plus de soixante volumes semblables à celui-ci, y compris les suppléments. C’est une œuvre monumentale mais qui date de plusieurs années. D’abord parce que la chimie organique évolue à un rythme toujours accéléré, ensuite parce due la politique et la guerre stimulent le progrès. Pourtant, aucun ouvrage anglais n’est comparable à ce répertoire. Pour les spécialistes de la chimie organique, c’est une référence indispensable. » Tout en parlant, Rodney caressait tendrement le bouquin. « Avant de travailler sur un corps avec lequel on n’est pas familiarisé, il est bon de jeter un coup d’œil sur le Beilstein. On y trouve des méthodes de préparation, les propriétés du corps en question, etc. C’est un point de départ. Les différents composés sont inventoriés en fonction d’un système logique d’une grande clarté mais qui ne saute pas aux yeux. Dans mon cours de synthèse organique, je prévois plusieurs conférences consacrées à la méthodologie afin de faire comprendre à mes étudiants comment ils peuvent trouver tel ou tel corps caché dans tel ou tel de ces soixante volumes. »
Je ne sais pas combien de temps il aurait continué sur ce ton mais je n’étais pas là pour apprendre la synthèse organique et le moment était arrivé de revenir à l’affaire qui nous occupait.
— Professeur, fis-je à brûle-pourpoint, je voudrais m’entretenir avec vous dans votre laboratoire.
Il me semblait sans doute aller de soi, je présume, que l’on conservait le cyanure à l’abri dans un coffre, que la réserve était enregistrée à la fraction de milligramme près, que les gens qui en avaient besoin d’une certaine quantité devaient signer une décharge. Je m’imaginais que les moyens utilisés pour en prélever une fraction de manière illicite seraient à eux seuls un indice suffisant pour mettre la main au collet du coupable.
Et j’étais là, avec une livre de cyanure à la main, sachant que n’importe qui pouvait en prendre autant qu’il en voulait en se contentant de le demander. Ou même sans le demander.
Rodney murmura d’une voix rêveuse : « On les appelait les Jumelles de la bibliothèque. »
Je hochai la tête. « Et alors ?
— Cela prouve simplement combien le jugement de la plupart des gens est superficiel. En dehors du fait purement accidentel qu’elles avaient les mêmes cheveux et les mêmes yeux, elles ne se ressemblaient en rien. Que s’est-il passé, inspecteur ? »
Je lui rapportai succinctement la version de Susan tout en l’observant avec attention.
Il agita le menton. « J’imagine que vous pensez que l’assassinat a été organisé par la victime. »
Pour le moment, ce que je pensais n’était pas du domaine public.
— Ce n’est pas votre avis ?
— Non. Louella-Marie en aurait été incapable. La façon dont elle concevait les devoirs de sa charge était sympathique et c’était une personne serviable. D’ailleurs, pourquoi aurait-elle fait cela ?
— Il y a un étudiant… un certain Peter…
— Peter van Norden. Un garçon d’une intelligence raisonnablement brillante mais qui est néanmoins dépourvu d’intérêt.
— Une jeune fille peut voir les choses sous un autre angle, professeur. Les deux bibliothécaires s’intéressaient apparemment à lui. Il se peut que Susan ait damé le pion à Louella-Marie et que cette dernière ait décidé de passer à l’action directe.
— Et, ensuite, elle aurait pris la mauvaise tasse ?
— En période de tension, il arrive que les gens se comportent bizarrement.
— Pas à ce point-là. L’une des tasses n’était pas sucrée de sorte que la meurtrière ne courait aucun risque. Même si elle n’avait pas pris soin de se rappeler avec exactitude quelle était la tasse contenant le thé empoisonné, le goût sucré l’aurait aussitôt mise en garde. Il lui aurait été facile d’éviter d’absorber une dose fatale.
— Toutes les deux prenaient du sucre, répliquai-je d’un ton sec. La victime avait l’habitude du thé sucré. Dans l’état émotif où elle se trouvait, la saveur à laquelle elle était accoutumée ne l’a pas alertée.
— Je ne crois pas à cette théorie.
— Quelle autre hypothèse peut-on faire, professeur ? Le poison a été mis dans le sucrier après treize heures, l’heure à laquelle Mrs Nettler a pris sa tasse de thé. Est-ce elle qui a agi ?
Rodney m’adressa un regard aigu. « Quel mobile aurait-elle eu ? »
Je haussai les épaules. « Peut-être avait-elle peur que ces jeunes filles ne l’évincent.
— C’est absurde ! Elle doit prendre sa retraite avant la rentrée d’automne.
— Vous étiez là, vous aussi, professeur », fis-je doucement.
À ma grande surprise, il prit la chose dans la foulée :
— Pour quel motif aurais-je tué ?
— Vous n’êtes pas trop âgé pour avoir manifesté de l’intérêt pour Louella-Marie. Supposons qu’elle vous ait menacé de rapporter au doyen tel ou tel propos, tel ou tel geste…
Il eut un sourire pincé. « Comment aurais-je eu l’assurance que ce serait bien elle qui boirait le thé empoisonné ? Pourquoi les tasses n’étaient-elles pas sucrées toutes les deux ? J’aurais eu la possibilité de mettre le cyanure dans le sucre mais ce n’est pas moi qui ai préparé le thé. »
Je commençai à changer d’avis en ce qui concernait le professeur Rodney. Il ne m’avait pas joué la comédie de l’indignation ou du bouleversement. Il s’était borné à mettre l’accent sur le point faible de mon hypothèse et avait laissé tomber. C’était une attitude qui me plaisait.
— Comment voyez-vous les choses, professeur ?
— L’image inversée dans le miroir, murmura-t-il : À mon sens, Susan vous a dit la vérité à rebours. Admettons que ce soit Louella-Marie qui ait fait la conquête de Peter et que cela n’ait pas plu à Susan. Admettons que ce soit Susan qui, pour une fois, ait fait le thé et que Louella-Marie soit restée au bureau. Dans ce cas, la fille qui l’a préparé a pris la tasse innocente. Alors, tout devient logique au lieu d’être ridiculement improbable.
Il avait mis dans le mille. Il était parvenu à la même conclusion que moi et, maintenant, j’allais le trouver sympathique, après tout. J’ai coutume d’avoir un faible pour les types qui sont de mon avis. J’imagine que cela vient du fait que je suis un Homo sapiens.
— Il faudrait pouvoir le prouver de façon irréfutable, professeur. Comment ? Quand je suis arrivé, j’espérais être en mesure de déterminer qui avait eu accès à la réserve de cyanure et qui n’avait pas pu en prendre. Je sais à présent que n’importe qui avait la possibilité de se servir. Cette approche est donc exclue. Alors, que faire ?
— Il faut que vous sachiez laquelle des deux était réellement au bureau à quatorze heures pendant que sa collègue préparait le thé.
Visiblement, Rodney lisait des romans policiers et il ajoutait foi aux dépositions des témoins. Pas moi. Néanmoins, je me levai.
— Entendu, professeur. Je vais chercher de ce côté-là.
Il se leva à son tour et me demanda sur un ton pressant : « Puis-je assister aux interrogatoires ? »
Je réfléchis. « Pourquoi ? À cause de votre responsabilité vis-à-vis du doyen ?
— En un sens. J’aimerais que cette histoire soit réglée vite et avec discrétion.
— Eh bien, si vous pensez que cela peut être utile, suivez-moi. »
Ed Hathaway m’attendait dans la bibliothèque déserte. « J’ai trouvé », s’exclama-t-il à ma vue.
— Trouvé quoi ?
— Comment ça s’est passé. En travaillant par déduction.
— Oh ?
— Quelqu’un a forcément dérobé du cyanure, poursuivit-il sans prêter attention à Rodney. Qui ? L’étranger, le loustic qui a un drôle d’accent ! Allons ! Quel est donc son nom ?
Il se mit à farfouiller dans les fiches sur lesquelles il avait noté des renseignements concernant les différents témoins présumés innocents.
Je savais à qui il pensait.
— Bon… Continue… Un patronyme n’a aucune importance, fis-je, ce qui montre bien que je peux être aussi bouché que le premier venu.
— Voilà… L’étranger s’amène avec le cyanure dans une petite enveloppe qu’il colle entre les pages de ce livre allemand, le machin-chouette organishe en je ne sais combien de volumes…
Nous acquiesçâmes en chœur, le professeur et moi.
— Il est allemand. Le bouquin aussi. Probable qu’il le connaissait. Il a glissé l’enveloppe entre deux pages bien déterminées : sur l’une d’elles, il y avait une formule particulière. Le professeur disait qu’il existe une méthode pour trouver n’importe quelle formule. Le tout, c’est de connaître le principe. Pas vrai, professeur ?
— En effet, répondit Rodney d’un ton froid.
— Bien. La bibliothécaire connaissait la formule. Ainsi, elle pouvait trouver la page, elle aussi. Elle a pris le cyanure et l’a mis dans le thé. Dans son émotion, elle a oublié de refermer le livre…
— Une minute, Hathaway. Pourquoi ce petit bonhomme aurait-il fait cela ? Quel motif donne-t-il pour expliquer sa présence ?
— Il prétend qu’il est fourreur et qu’il se documente sur les produits antimites et les insecticides. Quelle foutaise ! Avez-vous jamais entendu quelque-chose d’aussi loufoque ?
— Oui : ta théorie. Réfléchis un peu, voyons ! Il ne viendrait à l’idée de personne de dissimuler une enveloppe contenant du cyanure dans un livre. Inutile de chercher une formule ou une page bien déterminée quand il y a une enveloppe qui fait une bosse ! N’importe qui, en prenant le volume sur le rayon, s’apercevra qu’il s’ouvre automatiquement à la bonne page. Tu parles d’une cachette !
Hathaway commençait à prendre une mine piteuse. Impitoyable, j’insistai : « D’ailleurs, le cyanure n’avait pas besoin d’être introduit clandestinement dans la place. Il y en a des tonnes ici même. Suffisamment pour faire des toboggans de slalom ! Le premier venu qui en désire un ou deux kilos n’a qu’à se servir.
— Quoi ?
— Tu n’as qu’à demander au professeur. »
Les yeux d’Hathaway s’écarquillèrent. Il fouilla dans sa poche et en sortit une enveloppe. « Alors, qu’est-ce que je fais de ça ?
— Qu’est-ce que c’est ? »
Il extirpa de son enveloppe un feuillet imprimé en allemand.
— C’est une page du bouquin allemand que… Le teint du professeur Rodney vira sans crier gare à l’écarlate. « Vous avez arraché une page du Beilstein ? »
Le cri aigu qu’il poussa fut la surprise de ma vie. Je n’aurais jamais pensé qu’il pût piailler de la sorte.
— Je m’étais dit qu’il serait bon de l’examiner pour voir si on ne découvrirait pas un reste de colle ou un peu de cyanure, murmura Hathaway.
— Donnez-moi ça, ilote ! hurla le professeur.
Il lissa la feuille et l’examina recto verso comme pour s’assurer qu’aucun caractère d’imprimerie n’avait été effacé. « Vandale ! » gronda-t-il. Je suis sûr que, sur le moment, il aurait été capable de tuer Hathaway en riant à ventre déboutonné.
Évidemment, le professeur Rodney avait la certitude morale que Susan était la coupable et j’abondais en son sens. Cependant, une certitude morale ne suffit pas à convaincre un jury. Pour cela, une preuve matérielle est indispensable.
Aussi, comme je ne crois pas aux témoins, je décidai de m’attaquer au seul point faible des coupables possibles – de l’unique personne qui pouvait être coupable, en fait.
Je lui fis subir un nouvel interrogatoire : si mes questions n’établissaient pas sa culpabilité, ses nerfs l’établiraient peut-être.
D’après son attitude, je ne pouvais vraiment pas dire si le « peut-être » était ou non de trop. Susan Morey était assise, les mains croisées sur le bureau, le regard froid, les narines pincées.
Le petit fourreur allemand entra le premier. Il avait l’air malade d’angoisse.
— Je n’ai rien fait, balbutia-t-il. S’il vous plaît… j’ai du travail ! Combien de temps allez-vous me retenir ?
Comme Hathaway avait déjà son nom et autres renseignements vitaux, j’entrai dans le vif du sujet sans vains préambules :
— Vous êtes arrivé un peu avant quatorze heures. C’est exact ?
— Oui. Je voulais me documenter sur les produits antimites…
— Parfait. Vous êtes allé au bureau. Exact ?
— Oui. Je lui ai dit mon nom, qui j’étais, ce que je désirais…
— À qui ?
C’était la question clé.
Il me regarda fixement. Il avait les cheveux frisés et une bouche en accent circonflexe comme s’il était édenté mais ce n’était qu’une impression : quand il parlait, on voyait parfaitement ses petites dents jaunes.
— À elle. C’est à elle que je me suis adressé. La jeune fille qui est là.
— C’est vrai, confirma Susan d’une voix unie. Il m’a parlé.
Le professeur Rodney l’étudiait avec une haine concentrée. Il me vint à l’esprit que s’il souhaitait que la justice fasse rapidement son œuvre, c’était plus pour des raisons personnelles que pour des motifs idéalistes. Mais ce n’était pas mon affaire.
— Êtes-vous absolument sûr qu’il s’agissait de la même personne ?
— Oui. Je lui ai dit mon nom et je lui ai indiqué ma profession. Elle a souri. Elle m’a expliqué où je trouverai des livres sur les insecticides. Au moment où je m’éloignais, une autre jeune fille est sortie de la pièce du fond.
— Très bien ! m’exclamai-je. Tenez… Voici une photo de la seconde jeune fille. Est-ce que c’est à la demoiselle qui est assise au bureau que vous avez parlé et est-ce que c’est la demoiselle de la photo qui est sortie de la pièce du fond ? Ou l’inverse ?
Pendant une longue minute, le fourreur contempla Susan, puis la photo. Enfin, il se tourna vers moi : « Elles sont pareilles. »
Je poussai intérieurement un juron. L’ombre d’un sourire passa sur les lèvres de Susan et s’évanouit. Elle avait compté là-dessus, c’était évident. C’était l’intercession. Il n’y aurait presque personne à la bibliothèque, avait-elle pensé ; aucun des usagers présents ne prêterait une attention particulière aux employées qui faisaient partie des meubles au même titre que les rayonnages. Et même si quelqu’un remarquait la jeune fille de service, jamais il ne pourrait affirmer que c’était l’une ou l’autre des deux « jumelles ».
Je savais qu’elle était coupable. Mais ça ne m’avançait pas.
— Alors, dis-je au fourreur, laquelle était-ce ?
— C’est à elle que je me suis adressé, répondit-il comme s’il avait hâte d’en finir avec cet interrogatoire. Celle qui est assise au bureau.
— C’est la vérité, fit Susan avec un calme imperturbable.
Je pouvais mettre une croix sur mes espoirs : ses nerfs ne craqueraient pas.
— L’affirmeriez-vous sous la foi du serment ? demandai-je au bonhomme.
— Non, s’empressa-t-il de répliquer.
— Bien. Fais sortir monsieur, Hathaway. Il peut rentrer chez lui.
Le professeur Rodney se pencha vers moi, me donna un coup de coude et murmura :
— Pourquoi a-t-elle souri quand il lui a indiqué sa profession ? Qu’est-ce que cela a de drôle ?
— Pourquoi n’aurait-elle pas souri, fis-je sur le même ton.
Néanmoins je posai la question à Susan.
Elle haussa imperceptiblement les sourcils. « C’était pour être aimable. En quoi est-ce mal ? »
Elle s’amusait presque, j’en aurais juré !
Rodney hocha la tête et me glissa encore quelque chose dans le tuyau de l’oreille : « Ce n’est pas son style de faire des sourires à un importun doublé d’un étranger. C’était Louella-Marie qui était au bureau ! »
Je haussai les épaules. Je me voyais apportant ce genre de preuve à mon patron !
Les quatre premiers étudiants n’offraient aucun intérêt et je les expédiai rapidement. Ils faisaient des recherches, savaient de quels livres ils avaient besoin et à quel endroit ceux-ci étaient rangés. Ils étaient directement allés au rayon sans s’arrêter au bureau. Aucun d’entre eux ne pouvait dire si c’était Susan ou Louella-Marie qui était de service. Aucun d’entre eux n’avait levé la tête de son bouquin avant que ne retentisse le cri de Susan qui avait fait sursauter tout le monde.
Le cinquième était Peter van Norden. Ses yeux ne quittaient pas son pouce droit dont l’ongle était sérieusement rongé. En entrant, il ne regarda pas Susan.
Je le fis asseoir et le laissai mijoter un peu dans son jus pour l’attendrir avant de commencer.
— Que faites-vous à la bibliothèque à cette époque de l’année ? D’après ce que j’ai compris, l’université est en vacances.
— Je passe mes examens le mois prochain, bredouilla-t-il. Je travaille. Si je réussis, je pourrai m’inscrire pour l’agrég.
— J’imagine que vous vous êtes arrêté au bureau. Il bafouilla quelque chose d’inaudible.
— Comment ?
— Non, répéta-t-il d’une voix si basse que ce n’était guère plus compréhensible. Non, je ne crois pas.
— Vous ne croyez pas ?
— Je ne me suis pas arrêté.
— Vous ne trouvez pas cela bizarre ? Vous étiez ami avec Susan et Louella-Marie, si je ne m’abuse. Vous n’avez pas dit bonjour ?
— J’étais préoccupé. Cet examen me turlupine. Il fallait que je travaille. Je…
— Vous n’avez donc même pas pris le temps de dire bonjour.
Je jetai un coup d’œil à Susan pour voir ses réactions. J’avais l’impression qu’elle avait pâli mais ce pouvait être mon imagination qui me jouait des tours.
Je repris : « Est-il exact que vous étiez pratiquement fiancé à l’une de ces demoiselles ? »
Il me regarda avec un mélange de malaise et d’indignation. « Mais non ! Il n’est pas question que je me fiance avant d’avoir décroché mon diplôme. Qui vous a raconté que j’étais fiancé ?
— J’ai dit : pratiquement fiancé.
— Non ! Peut-être sommes-nous sortis quelquefois ensemble. Et alors ? Qu’est-ce que cela signifie, un ou deux rendez-vous ?
— Allons, Pete, fis-je doucement. Laquelle des deux était votre petite amie ?
— Je vous répète que vous faites fausse route. Il se lavait les mains de cette affaire en y mettant tant de cœur que j’avais l’impression qu’il suffoquait sous une mousse invisible.
— À vous, dis-je en me tournant brusquement vers Susan. S’est-il arrêté devant votre bureau ?
— Il m’a fait signe de la main en passant.
— Est-ce vrai, Pete ?
— Je ne me rappelle pas, répondit-il avec maussaderie. Peut-être. Et alors ?
— Alors, rien.
Au fond de moi-même, je souhaitais bien du plaisir à Susan. Si elle avait tué sa collègue pour s’approprier ce loustic, c’avait été un coup d’épée dans l’eau. J’avais la conviction que, désormais, il se détournerait d’elle, même si elle tombait d’un immeuble de deux étages et lui dégringolait en plein sur la cafetière.
Elle devait avoir abouti à la même conclusion. D’après le regard qu’elle lui jeta, il serait le prochain candidat au cyanure – si, toutefois, elle sortait blanche comme un lys de cette histoire. Et il était à peu près certain qu’elle en sortirait aussi innocente que l’agnelet.
Je fis signe à Hathaway d’évacuer le Peter van Norden. Ed se leva et lui demanda : « Dites… tous ces bouquins, vous vous en servez ? » Du doigt, il désignait les rayonnages sur lesquels s’alignait la soixantaine de volumes de l’encyclopédie de chimie organique. Ça montait jusqu’au plafond.
Peter tourna la tête et répondit avec un étonnement sincère : « Naturellement ! Il le faut bien. Bon Dieu ! C’est un crime que de rechercher des composés dans le Beilst… »
Je l’interrompis : « Mais non, mais non ! Allez, Ed… Remue-toi ! »
Hathaway me lança un regard noir et fit sortir le jeune homme. Quand une de ses théories lui claque entre les doigts, il n’est pas à prendre avec des pincettes.
Il n’était pas loin de dix-huit heures et je ne voyais pas trop ce que l’on pouvait faire de plus. Dans l’état actuel des choses, c’était la parole de Susan contre… contre la parole de personne. Si elle avait déjà eu maille à partir avec la justice, si elle avait des antécédents, nous aurions pu l’obliger à cracher le morceau en utilisant diverses méthodes qui, pour être fastidieuses, n’en sont pas moins efficaces. Mais, dans les circonstances présentes, c’était exclu.
Je me tournai vers Rodney pour lui faire part de ces dernières réflexions. Il regardait les fiches d’Hathaway ou, plus exactement, il en regardait une qu’il tenait entre ses doigts. On parle toujours de l’excitation qui fait trembler les mains des gens ? C’est là un phénomène que l’on n’a pas souvent l’occasion d’observer. Or, la main de Rodney tremblait, elle tremblait comme le timbre d’un de ces vieux réveille-matin de papa. Il se racla la gorge. « Je voudrais lui poser une question. Je voudrais… »
Je le toisai en ouvrant de grands yeux, puis repoussai ma chaise. « Allez-y. » Au point où nous en étions, nous n’avions plus rien à perdre.
Il dévisagea Susan et posa la fiche sur son bureau. À l’envers. « Miss Morey… » fit-il d’une voix vacillante. Manifestement il tenait à éviter toute familiarité en évitant de l’appeler par son petit nom.
Elle le regarda. L’espace d’un instant, elle parut inquiète mais elle recouvra aussitôt son sang-froid et sa sérénité.
— Oui, professeur ?
— Miss Morey, vous avez souri quand le fourreur vous a dit qu’elle était sa profession. Pourquoi ?
— Je me suis déjà expliquée là-dessus. Je voulais être aimable.
— Peut-être a-t-il employé une formule particulière ? Quelque chose d’amusant ?
— Je voulais tout simplement être aimable, insista-t-elle.
— Peut-être est-ce son nom qui vous a paru comique, Miss Morey ?
— Pas spécialement, répondit-elle avec indifférence.
— Personne n’a mentionné son patronyme jusqu’ici. Il a fallu que je tombe sur cette fiche pour l’apprendre.
Et, avec une soudaine tension, il s’exclama : « Comment s’appelait-il, Miss Morey ? »
Susan ménagea une pause. « Je ne sais pas, fit-elle enfin.
— Vous ne savez pas ? Pourtant, il vous a décliné son identité, n’est-ce pas ?
— Et puis après ? dit-elle avec une certaine agressivité. Un nom n’est jamais qu’un nom. Après ce qui s’est passé, vous ne pouvez pas me demander de me souvenir de je ne sais quel nom étranger que je n’ai entendu qu’une fois par hasard !
— C’était donc un nom étranger ?
— Je ne m’en souviens pas, répondit-elle, éludant le piège. Il me semble qu’il avait une sonorité allemande caractéristique mais je ne me le rappelle pas. Il aurait aussi bien pu s’appeler Dupont. »
Je dois avouer que le sens des questions de Rodney m’échappait.
— Que cherchez-vous à prouver, professeur ?
— J’essaie de prouver ou, plus précisément, je suis en train de prouver que c’était Louella-Marie, la victime, qui était au bureau quand le fourreur est arrivé, me répondit-il sur un ton rauque. Il a décliné son identité et cela a arraché un sourire à Louella-Marie. C’est Miss Morey qui est sortie de la pièce du fond. Miss Morey, elle ! Elle venait de préparer le thé empoisonné.
— Et votre accusation se fonde sur le fait que je suis incapable de me souvenir du nom de cet homme ? s’écria Susan d’une voix stridente. C’est ridicule !
— Oh ! Que non ! Si c’était vous qui aviez été au bureau, vous vous en souviendriez. Il vous aurait été impossible de l’oublier.
Il s’empara de la fiche et la brandit. « Le prénom du fourreur est Ernest mais son nom de famille est Beilstein. Il s’appelle Beilstein ! »
Susan avait l’air d’avoir reçu un coup de savate en plein dans le plexus solaire. Elle était blanche comme du talc.
Rodney poursuivit avec animation : « Aucun agent d’une bibliothèque spécialisée dans la chimie ne pourrait oublier le nom d’un monsieur ayant annoncé qu’il s’appelait Beilstein. L’encyclopédie en soixante volumes à laquelle nous avons fait allusion une dizaine de fois depuis tout à l’heure est invariablement pour les usagers le Beilstein. Quand on se réfère à elle, on emploie le nom de l’éditeur. Pour un spécialiste de la littérature chimique, c’est un nom aussi familier que celui de Christophe Colomb ou de George Washington. Si cette jeune personne prétend avoir oublié le patronyme du fourreur, c’est tout simplement parce qu’elle ne l’a jamais entendu. Et si elle ne l’a jamais entendu, c’est parce qu’elle ne se trouvait pas au bureau. »
Je me levai et demandai d’une voix brutale : « Alors, qu’avez-vous à répondre à cela, Miss Morey ? » Moi aussi, j’avais renoncé à l’appeler par son prénom.
En proie à une crise de nerfs, elle se mit à pousser des hurlements à vous déchirer les tympans. Une demi-heure plus tard, elle était passée aux aveux.